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Le - La gendarmerie ne parvient toujours pas à prédire l’avenir

5 septembre 2019

La gendarmerie ne parvient toujours pas à prédire l’avenir

Le 2 septembre 2019

Présenté comme un outil dernier cri, l’algorithme prédictif des gendarmes n’a pas un impact aussi flagrant qu’annoncé là où s’est déroulée l’expérimentation. Il a néanmoins été généralisé.

Tous les articles consacrés à l’algorithme prédictif des gendarmes évoquent Minority Report, le film de Steven Spielberg tiré d’une nouvelle de Philip K. Dick.

Une comparaison pourtant bien éloignée de la réalité – comme en témoignent les gendarmes interrogés –, mais qui place la gendarmerie dans la modernité, aux frontières de la science-fiction.

Dans les documents officiels, notamment à l’occasion de la présentation de la police de sécurité du quotidien, il est associé à la  « gendarmerie du futur ».

Cet outil « d’analyse décisionnelle », son nom officiel, a été généralisé cette année sur les tablettes et ordinateurs de tous les gendarmes.

Il  se présente comme une carte navigable des zones dévolues à la gendarmerie.

Sur cette carte, intégrant l’historique des cambriolages et des vols de voiture enregistrés, sont projetés les risques que ces événements se produisent à nouveau.

Ces délits ont été choisis par l’équipe chargée du développement de l’outil parce qu’ils représentent un tiers de la délinquance en zone gendarmerie et que leur taux de déclaration est assez élevé.

Dans une note remise à la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) et que Mediapart s’est procurée, le Service central de renseignement criminel (SCRC), qui développe le projet, souligne que l’outil apporte « des éléments d’informations sur des infractions susceptibles d’être commises sur leurs circonscriptions. Cela leur permet d’anticiper des mesures préventives et d’optimiser l’engagement de leurs forces ».

Développé en interne, à la fois pour garder une souveraineté sur le code et les données et pour maîtriser les coûts, l’outil a été expérimenté en 2018 par les gendarmes de onze départements en France métropolitaine.  

Le bilan envoyé à la DGGN semble vanter une expérimentation réussie.

À la fois sur la précision des prédictions – « En moyenne, 83 % des cambriolages sont prédits à une distance moyenne de 2,24 km, cette distance est de 3,15 km pour les atteintes liées aux véhicules » – et sur leur efficacité sur la délinquance : « Sur l’année 2018, en comparaison de la même période 2017, la baisse moyenne des cambriolages est de – 8,85 % sur les 11 départements alors qu’elle est de – 7,78 % au niveau national. »

Le second chiffre est également repris régulièrement par Laurent Collorig – le colonel qui chapeautait le renseignement au SCRC – lors des différentes interventions médiatiques.

Au micro de France Culture, il se réjouissait de ce que « dans ces onze départements, sur les premiers mois de l’année, la baisse de la délinquance a été supérieure, en ce qui concerne les cambriolages et les atteintes aux véhicules, que la baisse de la délinquance sur la France entière en zone gendarmerie », ce qu’il confirmait quelques mois plus tard sur CNews, devant les caméras de France 2 ou au micro de France Inter.

Devant l’Assemblée nationale, le général Richard Lizurey, directeur général de la gendarmerie nationale, avançait les mêmes arguments en octobre 2018 : « À l’issue d’une expérience menée pendant un an dans onze départements, nous avons constaté que le résultat obtenu dans les départements concernés en matière de cambriolage a été meilleur que dans tous les autres. »

Mais les chiffres de la gendarmerie elle-même relativisent ce bilan. Selon nos calculs, à partir des données mises en ligne des délits constatés, dans l’ensemble de la France, entre janvier et octobre 2017 et entre janvier et octobre 2018, le nombre de cambriolages constatés en zone gendarmerie a chuté de 8,5 %. Dans les départements concernés, la baisse était moins importante : 6,8 %.

Comment expliquer cette différence ? La période choisie par la gendarmerie pour justifier le dispositif était-elle calibrée pour obtenir de bons résultats ? Ou l’analyse a-t-elle été faite sur un certain type de cambriolage ? La gendarmerie n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Si l’on regarde dans le détail, on constate que l’évolution dans chacun des départements participant à l’expérimentation est très disparate.

Les cambriolages ont baissé sur la période de 33,95 % dans le Puy-de-Dôme en zone gendarmerie, alors qu’ils augmentent de 22,22 % en Loire-Atlantique.

Des différences qu’on retrouve aussi pour les vols de voitures.

Pour calculer la précision de l’outil, l’idée est de comparer les endroits prévus par la machine avec les endroits où les faits se sont réellement produits.

Le bilan indique donc que 83 % des cambriolages se sont produits à 2,24 km en moyenne du lieu prévu.

Pour les vols de voitures, c’est 3,15 km. Cela représente tout de même des superficies de 15,7 à 31,2 km2 dans lesquelles l’infraction pourrait se dérouler, soit un large terrain à parcourir.

En zone gendarmerie, 65 % des communes font moins de 15 km2 de superficie et 24 % font entre 15 et 30 km2. Cela revient donc à dire que dans 83 % des cas, pour les cambriolages, l’outil parvient à dire qu’il y a un risque qu’un cambriolage se déroule dans une certaine commune.

L’étude de l’efficacité de l’algorithme est complexe à réaliser.

Comparer l’effet de celui-ci, toutes choses égales par ailleurs, demanderait une expérimentation rigoureuse.

Concernant cette expérimentation, l’idée n’était pas vraiment d’atteindre la perfection scientifique : aucune consigne spécifique n’a été donnée aux utilisateurs lors de l’expérimentation et aucune obligation n’était faite d’utiliser l’outil.

Lors d’un colloque sur la police prédictive à l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), Laurent Collorig relevait deux utilisations différentes lors de l’expérimentation.

La première consistait à « organiser le service par rapport au logiciel, c’est-à-dire mettre du monde sur les points rouges », avec pour but de faire baisser la délinquance sur la zone particulièrement ciblée.

D’autres cherchaient à « utiliser le logiciel pour faire de la prévention », par exemple aller prévenir le maire de la commune qui devrait être concernée dans les jours suivants.

Devant les députés, Richard Lizurey détaillait : « Le commandement local peut organiser ses patrouilles en concentrant les effectifs là où ils sont le plus utiles. Les compagnies de gendarmerie disposent ainsi d’un outil de prévision qui les aide dans leur conception de service – sans être pour autant contraints de suivre les orientations suggérées par la machine, évidemment. »

La cartographie en ligne serait souvent un miroir numérique des observations des gendarmes sur le terrain. Camille Gosselin, chercheuse pour l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la Région Île-de-France, a publié un rapport sur la « police prédictive » en avril dernier.

Elle écrit, au sujet de l’outil de la gendarmerie et à la suite d’entretiens avec des utilisateurs : « Les analyses qu’il propose ne seraient pas si complémentaires à celles effectuées au quotidien par les gendarmes. Il indiquerait essentiellement des périmètres déjà sous surveillance des forces de sécurité ou connus des services. »

Mais cela a déjà son avantage selon Florian Gauthier, un data scientist ayant travaillé, alors qu’il était à Etalab, l’agence de l’État chargée de sa modernisation, sur PredVol, un outil du même genre destiné à la police et à la gendarmerie.

Ses échanges avec les utilisateurs montraient que « ce qui marchait, c’est de montrer l’historique des faits sur une carte, en dynamique ». Soit une version numérique et mobile de l’image d’Épinal de la carte criblée de punaises, présente dans les gendarmeries, que les forces de sécurité apprécient d’avoir à portée de main.

L’algorithme n’est qu’un outil au service d’une stratégie.

En l’occurrence, celle de patrouilles de prévention qui empêcheraient la commission du délit, ou éloigneraient le délinquant.

Dans le reportage de France 2 consacré au dispositif, l’adjudant interrogé sur le terrain, en Seine-et-Marne, se félicite ainsi de pouvoir grâce à l’outil « repousser les délinquants sur d’autres secteurs ».

La conséquence serait alors de déplacer le délit, améliorant les chiffres d’une brigade au détriment d’une autre.

Enfin, aussi efficace que soit l’algorithme, il faut qu’il soit alimenté par des informations fiables et les plus exhaustives possible.

En l’occurrence, Camille Gosselin relève un problème quant aux données l’alimentant : « Les données qui alimentent la plateforme d’analyse décisionnelle proviennent des faits constatés et portés à la connaissance des services.

Comme toujours, ces statistiques soulèvent l’épineuse question des biais ; elles reflètent l’activité policière avant tout et ne prennent pas en compte les victimes qui ne portent pas plainte. »

Au risque que les zones déjà délaissées par les gendarmes – où les gens ne porteraient pas plainte pour leurs cambriolages et vols de voitures – soient encore plus délaissées par des officiers trop concentrés sur les cartes interactives.

Déployé sur toutes les tablettes des gendarmes, l’algorithme est toujours en cours d’amélioration ; il est prévu que des indicateurs sur la sécurité routière soient ajoutés dans les prochains mois.

Source :
https://www.mediapart.fr/journal/france/020919/la-gendarmerie-ne-parvient-toujours-pas-predire-l-avenir

Source : clap33.com

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